"Ma vie de châteaux" durant la Seconde guerre mondiale
SOUVENIR : « MA ‘‘VIE DE CHÂTEAUX’’ DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE »
par Armand Bovy (1929-2015) et Marylène Zecchinon
Durant la Seconde guerre mondiale, plus précisément en 1941, la SNCB, alors dirigée par Narcisse Rulot, prend la décision de créer des homes ou maisons d’accueil pour les enfants de son personnel. Certains ouvriront dans des illustres châteaux. Il y en aura 6, dont un seul en région flamande, qui accueilleront près de 6000 enfants durant la guerre :
Mont-Comblain (près de Comblain-au-Pont) dès 1941, Kiewit (près de Hasselt), Noisy (près de Celles) et Solre Saint-Géry (à la frontière française) dès 1942, Jehay-Bodegnée (près de Huy) en 1943, et Colonheid (près de Nessonvaux) en 1944.
Pourquoi des châteaux ou des maisons de maître ? Parce que le but était de permettre aux enfants et adolescents (âgés de 6 à 15 ans) de s’évader de la réalité, de penser à autre chose qu’à la misère de la guerre ; l’endroit étant souvent entouré d’un parc arboré, cela leur permettait également de s’adonner à divers jeux à l’extérieur et de respirer le bon air frais.
La plupart des enfants n’avait jamais vu de château et y vivre quelques semaines ou quelques mois relevait du rêve… qui se réalisait.
A la SNCB, la « Solidarité sociale » ne sont pas des vains mots. Elle n’hésita pas à consacrer des moyens financiers et humains pour venir en aide aux enfants de ses agents. 70 ans après la fin des hostilités en Europe et la signature de l’Armistice, se replonger dans cette « vie de châteaux », c’est revivre une formidable aventure humaine : mes souvenirs sont intacts…
En juillet 1941, sous l’égide de l’Office National de l’Enfance, je commence mon périple de « vacances annuelles en châteaux » ; ce ne seront pas tous des « châteaux SNCB » ; le premier à m’accueillir est celui du Général Thys à Dalhem. Egalement appelé « le château des Sarts », il n’en subsiste aujourd’hui que la conciergerie.
En juillet 1942, je me rends au château des comtes de Marchin à Modave, à 13 km de Huy. Peu avant l’hiver, en revenant de Comblain avec Maman, je dois attendre pendant 40 min. la correspondance pour Verviers. Les vitres de la gare d’Angleur sont brisées et il n’y a pas de feu. Sous-alimenté, je contracterai une bronchite asthmatique. La vie au grand air, l’été, me faisait donc un bien fou.
Perché sur un piton rocheux, le château des Comtes de Marchin surplombe le Hoyoux qui coule 60 m en contrebas. C’est à partir de ce château que Rennequin Sualem dessina en 1667 une machine destinée à élever les eaux du Hoyoux jusqu’au château ; cette machine fut l’ancêtre de la célèbre machine de Marly qui alimentait les fontaines de Versailles, à partir des eaux de la Seine (163 m de dénivelé). Une maquette est visible dans les caves. Le château se situe au milieu d’un parc boisé. Le domaine comprend une belle bâtisse reconstruite de 1655 à 1673 précédée d’une cour d’honneur ornée d’un bassin avec fontaine ; des dépendances, deux fermes et diverses constructions isolées complètent l’ensemble. L’intérieur se compose de 20 salles richement décorées.
Le château de Modave, propriété du comte Jean-Gaspard Ferdinand de Marchin au 17e s., appartient aujourd’hui à VIVAQUA, C.I.B.E. (Cie Intercommunale Bruxelloise des Eaux).
C’est durant la 1ère quinzaine du mois de juillet 1942, ici à Modave, que je m’essayai pour la première fois à la sculpture décorative sur bois au moyen d’un canif. Nous étions dirigés pendant un mois par des routiers et un aumônier ; les éducateurs étaient des chefs de patrouille ne prestant que quinze jours. C’est donc par eux que j’appris l’existence du « bâton de pèlerin en Y ». Ainsi, j’enlevai patiemment l’écorce d’une branche verte, droite et se terminant dans sa partie supérieure par un V afin de ne laisser subsister qu’un serpent enroulé autour du bois, la tête en haut. En revenant d’une promenade le 15 (jour de changement des équipes), un des chefs de patrouille emporta le bâton. Dommage… car il est fort à parier qu’aujourd’hui encore, je l’aurais toujours, ce bâton...
En juillet 1943, je me retrouve au château de La Rochette à Stavelot où je ne rechignais jamais à avaler une cuillerée d’huile de foie de morue ! Ici, nous étions dirigés par des routiers scouts. En matière de sculpture sur bois, j’eus une révélation lorsque l’aumônier rassembla ses ouailles au pied d’un arbre pour y consacrer une statue de la Vierge Marie haute d’une trentaine de centimètres abritée dans une guérite, le tout fixé à l’arbre. Je fus particulièrement admiratif d’une telle réalisation, œuvre au canif d’un des routiers dirigeants. Je m’essayerai d’ailleurs moi aussi à cette technique.
Ces premières villégiatures ne sont pas reprises dans la liste de celles louées par la SNCB à cette époque.
Par contre, le 21 janvier 1944, Papa Alfred, machiniste à Pepinster, me conduit au Home dit des Vacances Enfantines de Mont-Comblain affrété par le service social de la SNCB et où ma sœur Yvette me rejoint un mois plus tard, soit le 22 février. Dès le mois de juillet, il peut accueillir 125 enfants des deux sexes. J’y resterai de longs mois et j’avoue que je garde encore un souvenir ému de mon passage là-bas.
C’est à Mont-Comblain que je suis resté le plus longtemps : c’est donc d’ici que j’ai le plus de souvenirs. Nous ne manquions de rien, nous mangions à notre faim et nous dormions dans de chaudes couvertures. Le matin, on se levait vers 7h30, 8h et avant d’aller prendre le petit-déjeuner, nous allions faire le salut au drapeau de la SNCB accroché à un mât dans le parc. Il était un peu semblable à celui de la Sécurité que les gares recevaient dans les années 1960-70 et dont un exemplaire trône fièrement dans notre musée !!! Ce salut était sans doute aussi une manière pour les monitrices de faire le rassemblement et de compter leurs ouailles. Le soir, avant le coucher, nous accomplissions le même rituel. Puis, un peu de gymnastique dans le parc et quelques distractions dans la salle de jeux avant d’être appelés par groupe (petites, moyennes, grandes filles / petits, moyens et grands garçons) au réfectoire pour enfin, aller prendre le petit-déjeuner. Chaque monitrice était responsable d’un groupe d’une vingtaine d’enfants.
Les cuisinières se levaient avant nous pour préparer les repas. Je me souviens très bien de Marie, la chef cuisinière, dont le fiancé était lieutenant dans l’Armée blanche. Son adjointe, la vieille Cécile, « tournait dans les casseroles » et m’appelait souvent pour venir lécher le fond des marmites (habitude que je n’ai pas perdue…). Ma sœur m’accompagnait parfois. A midi, nous mangions souvent des sardines.
Clémentine était une vieille dame qui tenait une siroperie à Comblain ; elle ne logeait pas au home, mais elle y venait régulièrement, notamment pour nettoyer e.a. nos longues capes bleues en tissu fort épais avec une brosse dure et… du café !
Dans le parc, les garçons jouaient beaucoup au football. Moi, j’étais souvent au goal. A chaque goal marqué, nous attribuions le n° d’une ligne de tram liégeois !
Dans la salle de jeux, les filles jouaient à la poupée et les garçons, aux cartes : à « Match ». Ce jeu se jouait à 4. A partir de fin 1944, le 4e « garçon » (en plus d’Albert, Antoine et Armand) fut souvent... Marie-Thérèse Willems, dont le papa était menuisier à Kinkempois et fut blessé par un soldat américain à la Libération (il mourra de ses blessures huit jours plus tard ; son nom figure sur le monument dédié aux cheminots à Liège-Guillemins), et que j’épouserai huit ans plus tard.
Les parents nous rendaient parfois visite. Ma sœur avait alors le don d’improviser des spectacles où elle se déguisait notamment en clown ! M. Leruth, homme à tout faire et excellent bricoleur, mais surtout garde-barrière à Souverain-Pré (entre Esneux et Poulseur), participait au numéro : il roulait en patin à roulettes dans toute la salle de jeux en jouant de l’harmonica ! Un de ses fils devint échevin à Aywaille.
Les grands avaient la permission d’aller au cinéma, soit à Anthisnes (il nous fallait marcher 5 km !), soit à Comblain-au-Pont. J’y ai vu, e.a., des films avec l’acteur Eric von Stroheim, notamment "La grande illusion", film français de Jean Renoir : il y jouait le rôle d’un officier allemand portant un monocle. Cela se passe durant la guerre 14-18 ; Jean Gabin et Pierre Fresnay jouent à ses côtés.
Nous écrivions beaucoup de cartes postales à nos parents.
Un instituteur habitant au pied de Poulseur, M. Joiret, a essayé de nous faire la classe, mais cela n’a jamais vraiment marché. Par contre, nous adorions l’écouter jouer de la clarinette : c’était un véritable artiste !
Pendant que le home était nettoyé comme un sous-neuf, nous partions en promenade, e.a. au « Pont de Sçay » toujours à Comblain (non loin de chez ma grand-mère) : un gros rocher et un « site archéologique » m’impressionnaient. Diverses activités étaient ainsi organisées afin que nous ne nous ennuyions jamais, loin de nos familles et en ces périodes difficiles.
Je me souviens d’une autre « occupation » : aller dans les bois voir où les avions allemands étaient tombés !
Les monitrices étaient recrutées par le service social du Chemin de fer, mais aucune n’avait des accointances avec la SNCB. Je me souviens de Mme la directrice, née un 29 février, d’une monitrice flamande venue chez nous pour apprendre le français, de l’infirmière Mme Bultot, toujours vêtue d’un tablier blanc et de plusieurs autres monitrices, toutes très gentilles avec nous : Régine Laboureur, Josée Dirchs, Alice Hallet, Lucie Doseray, Paulette Devillez, Germaine Terwagne, Françoise Leduc ou encore Lambertine Doignée. Grâce à ces jeunes femmes, elles aussi loin de leur foyer, « que la vie était belle à Mont-Comblain ».
Le 9 septembre, c’est la Libération : le chocolat revient !
Le 12 décembre 1944, les enfants restants (certains sont rentrés chez eux) sont déplacés au château de Noisy, faisant partie de la commune de Gendron-Celles, château appartenant au comte de Liedekerke-Beaufort.
S’il nous a fallu quitter Mont-Comblain, c’est parce que le contrat avec la SNCB prenait fin. Les cuisinières et les infirmières ne nous ont pas suivi. Les monitrices bien, heureusement ! Le home fut ensuite repris par un médecin qui souhaitait en faire un hôpital. Nous nous rendîmes donc à Noisy en bus affrété par la SNCB.
Dès 1942, le comte de Liedekerke-Beaufort accepta que son château de Noisy serve de home d’accueil aux enfants du personnel de la SNCB, dont la santé n’était pas florissante (mal nourri,…). Le comte n’occupait qu’une seule aile, et encore : uniquement durant les WE. Le reste du domaine, château et parc de 1800 ha, était réservé aux enfants. En 1949, 112 petits garçons et filles y logeaient encore, accompagnés de 11 monitrices, 15 femmes de ménage et une directrice. Les locaux « princiers » furent aménagés en dortoir, réfectoire, salle de jeux et école (classes). Ce home n’accueillait que des enfants d’expression française. Les petits Flamands se rendaient à Jehay.
Fin 1977, la SNCB se vit obligée de fermer ce home, et parce que les charges d’exploitation étaient devenues trop élevées, et parce qu’il y avait moins d’enfants de cheminots « dont la santé nécessitait un séjour prolongé au grand air ». Le mobilier fut vendu, par voie d’appel d’offres, aux agents et pensionnés du chemin de fer. Il fait actuellement l’objet d’un projet de classement auprès de la Région wallonne.
[Malheureusement, la démolition du magnifique château de la Mirande a commencé début novembre 2016 par le démontage de ses tours... Il sera apparemment démonté pierre par pierre et l'entrepreneur se laisse un an pour trouver un éventuel acheteur (pour 5.000.000 d'euros, le "château" démonté sera à vous...). Ses nombreux défenseurs n'auront donc pas réussi à le sauver entièrement, mais peut-être à en retarder encore la destruction... Mais attention à ce que le temps, la mérule, le vandalisme, le manque de sous, l'insécurité n'aient finalement totalement raison de lui...].
Le 24 décembre, en pleine Bataille des Ardennes, les soldats américains mettent deux camions à la disposition des enfants et des moniteurs pour quitter le château de Noisy séance tenante, car les Allemands ont été repérés à Celles, soit à 1 km de là (mais cela, nous ne le saurons que des mois plus tard !!!).
Le petit groupe arrive alors au château de Jehay-Bodegnée. Pendant trois jours, les enfants et les adolescents dorment, dans les lavabos du sous-sol, sur une paillasse placée sous les éviers. 28 ronflements de « robots » ont été comptés pendant ce cours laps de temps.
Le château de Jehay, bien que plus ancien, est composé d’une imposante bâtisse reconstruite au 16e s., facilement reconnaissable à la disposition de ses pierres blanches et grises (grès) en damier. Les tours cylindriques et les murs constituent le corps de logis en L, entouré de douves, de style Renaissance. Par contre, les façades intérieures de la cour, en pierres calcaires, datent du 19e s. et sont de style néo-gothique. Complété par une basse-cour du 17e s. et une chapelle castrale, le domaine et les jardins sont habités jusqu’en 1999 par le comte Guy van den Steen. La famille van den Steen occupa le château de 1680 à 1999. La Province de Liège en est propriétaire depuis janvier 2000 et y a réalisé divers travaux de restauration afin de servir de lieu d’exposition à la belle saison. Le château de Jehay est à présent classé « Patrimoine exceptionnel de Wallonie ». En 2006, une exposition intitulée Mon beau château ! retraçant « un épisode de la vie de milliers d’enfants de cheminots entre 1941 et 1950 » y fut organisée.
Le 27 décembre, nous fûmes transférés à la gare d’Amay dans un autorail à destination du château de Solre-Saint-Géry, dans le Hainaut, à la frontière française.
Ce n’est qu’en janvier 1945 que Papa Alfred vient nous rechercher définitivement, ma sœur Yvette et moi…
De mes copains, eux aussi filles et fils de cheminots, Liliane Leruth, Josette et Jean-Marie Gaumier, Elisabeth Dernivois, Berthe et Georges Pierre, Jean-Marie et Charlie Schmit, Maggy Miners, Armand van Dormael, Jules Fardeau, André Hainaut, Antoine Detrooz, Robert Fontaine, Albert Jacquemart, André Cant (revu au service militaire),... il me reste beaucoup de beaux souvenirs...
Cet article a été publié dans le Bulletin trimestriel du C.C.C.C. de septembre 2015.
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