Les cheminots dans la Résistance
« Toute résistance implique l’existence d’une force agissante, d’une contrainte, d’une oppression »
Dès le 10 mai 1940, l’aviation allemande frappa durement les centres ferroviaires de la Belgique dans le but de paralyser le pays au plus vite. Les premières victimes en furent les cheminots. Vinrent ensuite les journées de retraite où ils reçurent la délicate et parfois meurtrière mission d’assurer, aux endroits les plus menacés, l’acheminement des transports militaires et l’évacuation du matériel roulant. Au lendemain de la capitulation belge du 28 mai 1940, après avoir, dans un premier temps, accepté de reprendre le travail sous le contrôle de l’ennemi, un autre combat, clandestin celui-ci, allait progressivement voir le jour et opposer les cheminots résistants et l’occupant allemand.
Pendant quatre longues années, l’espoir allait être le moteur de ces cheminots résistants, placés en première ligne de cette guerre de l’ombre. En effet, conscients de l’importance stratégique des chemins de fer, les services secrets belges et alliés en recrutèrent un maximum et leur confièrent les missions les plus variées, parmi lesquelles :
· renseigner sur les mouvements de troupes et de matériel,
· transporter des armes et des journaux clandestins,
· participer à l’évasion de prisonniers de guerre et d’agents alliés,
· organiser l’acheminement des patriotes désirant rejoindre les unités de la résistance combattante,
· ravitailler des maquisards,
· saboter des installations ferroviaires en faisant sauter des voies, en détruisant des ponts, en renversant des locomotives, en faisant s’enchevêtrer des wagons,…
De multiples actes de bravoure, individuels ou collectifs, furent en effet recensés… A titre d’exemple, pour le seul mois de juillet 1944, 800 démolitions ferroviaires, 42 déraillements et 65 ponts sautés furent accomplis par la Résistance belge. Mais combien y laissèrent la vie, au nom de leur idéal de liberté ? 386 d’entre eux furent fusillés, pendus, décapités ou sont morts dans les camps ou les prisons ennemis. Ils laissèrent 246 veuves et 260 orphelins...
Leurs noms figurent dans « Le Livre d’Or de la Résistance belge du Rail ».
L’Association Nationale des Résistants du Chemin de fer (A.N.R.C.F.) s’est créée au lendemain de la capitulation allemande, en septembre 1945 et ce, à l’initiative d’une poignée de cheminots travaillant en région bruxelloise.
Lorsque le travail reprit, de nombreux collègues manquaient à l’appel… ils étaient morts ou disparus, laissant derrière eux des veuves, devenues par la force des choses « chefs de famille », et des orphelins, sans ressources financières et matérielles.
Le chemin de fer est une grande famille dont les membres savent se serrer les coudes quand il le faut. Afin de venir en aide à ces familles éplorées, une association (asbl) vit le jour fin 1945, soutenue par la Direction de la SNCB et par le ministre des Communications. Ses statuts furent élaborés avec l’aide de Me Scheyven et furent publiés au Moniteur le 24 novembre 1945.
L’A.N.R.C.F. réunissait des cheminots reconnus comme S.R.A. (membres du Service de Renseignements et d’Action), prisonniers politiques, résistants armés, membres de la presse clandestine, résistants civils et membres de mouvements reconnus par la législation.
L’association avait pour objet de :
· resserrer les liens d’amitié établis entre résistants durant l’occupation ennemie,
· honorer la mémoire des victimes martyrs tombées pour la cause de la libération de la Belgique,
· créer un centre de solidarité et d’entraide pour les résistants,
· établir et poursuivre les justes revendications des cheminots de la résistance et de leur famille.
Leur but premier était d’octroyer une aide alimentaire et financière aux veuves et orphelins dit de « première catégorie », c’est-à-dire dont l’époux et / ou le père était décédé pour cause d’activités patriotiques, au cours de la guerre ou en camp de concentration.
Pour recenser les défunts, l’A.N.R.C.F. put compter sur l’aide du service social de la SNCB et pour récolter des fonds, elle put compter sur la générosité des cheminots. Une opération annuelle fut lancée dès 1948 : la « Semaine du cheminot », durant laquelle ceux-ci pouvaient vendre au grand public des trèfles à quatre feuilles.
L’argent récolté permit d’aider les veuves et les orphelins qui, pour la plupart, ne répondaient pas encore aux conditions légales pour l’attribution d’une pension de survie.
Si l’association est « nationale » et a son siège social à Bruxelles, cela ne l’a pas empêché d’essaimer vu l’afflux de demandes d’admission. Là où un nombre important de membres le justifiait, fut créée une association « régionale », également gérée par un comité. Ces associations régionales, très nombreuses au début, vont cependant finir par se restreindre notamment suite aux décès des membres. Soit elles disparaissent, soit elles fusionnent avec une association proche. Il en existait aussi bien en région wallonne (Arlon, Liège, Charleroi, Mons, région du Centre, Ath, Verviers, Tournai,...), qu’en région flamande (Bruges, Gand, Anvers, Hasselt,...) qu’à Bruxelles-capitale (bilingue).
L’ A.N.R.C.F. fut à la base du rassemblement des associations européennes de cheminots, similaires à la sienne et créées après la Seconde guerre mondiale dans la plupart des pays occupés par les Allemands. L’Association Internationale des Résistants du Rail (A.I.R.R.), créée le 25 octobre 1947 lors d’un congrès à Luxembourg, regroupait la Belgique, la France, le Danemark, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Tchécoslovaquie.
L’A.I.R.R. nourrissait pratiquement les mêmes buts que l’A.N.R.C.F. :
· resserrer les liens de camaraderie fraternelle entre les cheminots résistants des différentes nations,
· honorer la mémoire et faire connaître les souffrances endurées par ceux du Rail dans les différents pays,
· aider matériellement et moralement les cheminots résistants, invalides, veuves et orphelins.
La Belgique en fut la présidente durant les plus de 40 années de son existence.
Au départ, l’A.I.R.R. était chargée de fournir des colis de vivres aux veuves de ces divers pays et à leurs enfants démunis. Grâce à l’A.I.R.R., les orphelins de ces pays purent aller passer les vacances scolaires chez l’habitant. De 1948 à 1960, plus de 29.000 séjours eurent lieu. Inutile de dire que les résultats obtenus furent très bénéfiques, tant au point de vue social que culturel.
En 1950, le Danemark et la Tchécoslovaquie se retirèrent, tandis qu’en 1953, la Grèce et la Yougoslavie obtinrent leur admission.
Suite au décès ou au vieillissement des délégués des différents pays qui ne pouvaient donc plus voyager, l’A.I.R.R. fut dissoute au début des années 1990.
Chez nous, lorsque l’Etat belge fut en mesure de remplir ses obligations en versant une pension ou une rente aux veuves et aux orphelins, l’A.N.R.C.F. se chargea d’organiser des vacances pour ses orphelins ; cela dura de 1948 à 1961.
Les veuves purent dès lors bénéficier du statut de « veuves de guerre ». La « Semaine du cheminot » perdit sa raison d’être et fut supprimée fin des années 1960.
En 1951, l’association fit l’acquisition d’une magnifique propriété de 3,5 ha sur les hauteurs de Saint-Raphaël, dans le Var : la « Villa Magali », construite au 19e s. par la cantatrice Carvalho et laissée à l’abandon. Son nom lui vint du rôle quelle venait de créer dans Mireille de Charles Gounod. Dans le parc, elle y fit transférer les vestiges du Palais des Tuileries, construit au 16e s. à Paris par Catherine de Médicis et incendié en 1871. Des arbres magnifiques d’essences différentes, de nombreuses fleurs, un verger, une plaine de jeux, un théâtre de plein air,… c’est dans ce cadre idyllique que les veuves et leurs enfants pouvaient venir passer gratuitement leurs vacances et que les orphelins s’y voyaient offrir un séjour de 10 jours à l’occasion de leur mariage. Plus tard, la Villa fut ouverte à tous les cheminots et aux membres des associations patriotiques sœurs (telles l’A.I.R.R.), à prix démocratique.
Par le chemin de fer, rappelons-nous, il était facile de gagner Fréjus et Saint-Raphaël grâce aux trains-couchettes au départ de Bressoux.
Malheureusement, la gestion quotidienne, les taxes très élevées, les déplacements toujours plus difficiles des membres vieillissants, …, eurent raison de ce « petit paradis » en bord de Méditerranée… La « Maison de vacances » qui fit le bonheur de tant d’enfants fut vendue à un promoteur en 1989 qui modernisa l’intérieur. Une plaque en souvenir de l’occupation du lieu par les cheminots y fut apposée.
L’A.N.R.C.F., quant à elle, fut dissoute en 2011, après plus de 65 ans de bons et loyaux services, sous le signe du bénévolat et du don de soi. La raison en est la disparition progressive de ses membres ou les soucis liés au « grand âge »… Ainsi, le président national, Maurice Stragier, né en 1921 et membre de la première heure, a dû se résoudre il y a peu, à entrer en Maison de repos…
Chaque année, fin mars / début avril, répondant au devoir de Mémoire et de fraternité, cette association ne manquait pas de se rendre à la Gare centrale de Bruxelles, au Monument du Cheminot résistant, lors de la Journée du Souvenir, afin de rendre hommage aux 3012 cheminots morts pour la Patrie, d’y déposer une gerbe de fleurs et d’entonner Le chant des partisans accompagné d’une fanfare. Cette cérémonie se déroulait en présence de hautes personnalités du pays, de membres de la SNCB, de délégations de cheminots résistants des pays voisins. Le Monument du Soldat inconnu était également fleuri.
En 2011, suite à la dissolution de l’asbl, la SNCB s’est engagée à organiser à sa suite la Journée du Souvenir pour les années 2012 à 2015 (NDLR : et les suivantes ?) et à verser annuellement une somme de 1000 € aux veuves de première catégorie (NDLR : il en restait 8 en 2011, alors qu’elles étaient 246 en 1945).
Les archives de l’association ont été transmises par Dominique Liénard, neveu de M. Stragier, au « Club des Chercheurs et Correspondants Cheminots » (C.C.C.C.) de Visé en juin 2016, ce dont nous le remercions encore grandement pour cette marque de confiance.
[Article publié dans la revue trimestrielle du C.C.C.C. de décembre 2016, pp. 10-16]
Sources :
· Christine Opdecam, Une page vient d’être tournée… celle de l’Association Nationale des Résistants du Chemin de Fer, dans Le Rail, mensuel des œuvres sociales de la SNCB, septembre 2011, pp. 21-22
· Association Interalliée des Résistants du Rail A.I.R.R. 1947-1959. Belgique, France, Grèce, Luxembourg, Pays-Bas, Yougoslavie, 1959, pp. 9-13.
· Archives de l’A.N.R.C.F.